Mont-Blanc, Respect et Bienveillance

S’il existe plusieurs critères pour définir la soif d’aventure d’un homme, les deux principaux sont certainement sa capacité à s’auto-évaluer face à un défi fixé, et sa facilité à affronter, encaisser le potentiel échec, à rester généreux dans l’effort tout en sachant que le résultat ne sera pas toujours favorable. Echouer, c’est d’abord essayer. Réussir aussi !
 
C’est dans cet état d’esprit que nous arrivons, Jérémie, Nicolas et moi, aux Houches. Sans guide, pourtant pas expert en alpinisme et contemplant depuis une bonne semaine les prévisions météos locales qui oscillent entre orage et brouillard. Malgré tout, nous sommes plutôt dans une belle forme, équipés en randonneurs aguerris que nous avons appris à devenir. Ayant analysés méticuleusement notre carte IGN, nous allons donc chercher crampons, piolets, baudriers et casques, avec une simple idée en tête : grimper jusqu’à ce que la météo ou nos limitations techniques nous suggèrent de rebrousser chemin, avancer tant qu’on a le sourire et qu’on se sent en sécurité. Nous avons cinq jours devant nous et rien d’autre de prévu que de communier avec le massif. Le temps, un luxe qu’on a envie de savourer, ensemble !

Le reste importe peu.

Nous attaquons donc l’aventure par la route menant au parking de Bellevarde pour atteindre le sentier du plateau de Bellevue via les Grands Bois, 10 kg de matériel sur le dos et sous un soleil de plomb, a notre plus grande surprise. La traversée des rails du Tramway du Mont Blanc valide la première difficulté du jour, passant de l’autre côté du versant et quittant une superbe vue sur la vallée, comme un symbole de notre arrivée dans le vif du sujet, à l’abris des regards citadins. Descente vers le pied du Glacier de Bionnassay puis remontée vers le Nid D’Aigle, ou Loïc nous accueillera, 1500 mètres de dénivelé plus tard, en tant que premiers clients de la saison. Un privilège que nous apprécierons à sa juste valeur, avec Chica son adorable chienne, autour d’un bon repas, tout en révisant nos noeuds de cordée et en discutant des passages clés à venir.

Sa bienveillance, autant que le couché de soleil rayonnant à travers la vitre, nous donne l’envie de tenter d’atteindre le refuge du Goûter le lendemain, curieux de voir ce qu’il se passe un peu plus haut, et mettre des images sur cet endroit si réputé. Il est de ces instants qui semblent comme être vécus en apesanteur, qui forcent à l’optimisme, qui donnent des ailes.

Cramponnés, cordés, avec piolets et crème solaire, nous attaquons la neige de plein front en direction du Glacier de Têtes Rousses. On s’engage, on s’applique, on échange les ressentis et on se prend au jeu, au sérieux aussi. Le petit train à trois wagons que nous formons avance à force de sourire et de cohésions, sans vapeur. Avant d’approcher le Grand couloir, nous profitons des bons conseils d’un groupes de huit marcheurs. Un mélange de mise en garde et d’encouragements qui nous rappelle que la communauté des randonneurs a ce supplément d’âmes qui rend la montagne encore un peu plus belle, égayée par tous ceux qui la chérisse. Prise d’informations, calcul de risques, on se donne le temps de contrôler nos appuis et toutes les autres variables à notre disposition, et ça passe, et le paysage est aussi beau que notre satisfaction est grande une fois arrivés à l’aiguille du Goûter et son refuge ovoïde.

A peine débarqués à 3835 mètres d’altitude, on y reçoit les témoignages des cordées revenantes du sommet, encore en états de grâce. Et, comme un signe, on entend dire que demain matin les conditions météo sont optimales pour l’ascension finale… la décision sera vite prise après avoir vérifié l’état des piles de nos frontales : petit déjeuner à 2h.

Un levé de soleil sur l’arrête des Bosses, ça rend humble. Une ligne de vie naturelle en suspens entre l’ombre et la lumière, la folie et la raison, l’infini du vide et l’éternité du sommet. Puis enfin le panorama a 360 degrés, là-haut, nous laisse perplexe. On s’excuserai presque d’y être arrivés, comme si ont été pas vraiment censés être là. Chez nous, la montagne la plus haute fait 186 mètres et n’est autre qu’un tas de résidus miniers de l’après-guerre. Mais là, on se retrouve à surplomber l’aiguille du Midi, toucher les Grandes Jorasses du bout des doigts et sourire en tête a tête avec le Cervin. Tous les sommets du massif semblent être en discussion silencieuse, et on est là, sur la couronne du Roi, à admirer la scène sans oser les interrompre.

Etre si haut, se sentir si petit ! 4810 mètres et symboliquement encore plus que ça. Sommet d’un massif d’une beauté sans pareil, avec une pensée pour les pionniers qui ont sillonnés ses hauteurs avant nous, et tous ceux qui suivront.

Nous descendrons dans une sorte de léthargie que procure l’accomplissement des beaux projets. Si la technicité de la voie du Goûter nous rappellera bien que monter, ce n’était que 50% du voyage, et qu’il faut rester vigilant, on se donnera les moyens de rallier le Nid d’Aigle pour une nuit supplémentaire au-dessus des nuages, histoire de faire perdurer la lévitation. Le temps, encore prendre le temps !

Après une belle nuit de sommeil, nous finirons le périple de 60 kilomètres et plus de 4000 mètres de dénivelé positif en méditant sur notre réussite, le long des rails du tramway du Mont Blanc. Une longue réflexion sur la chance, la raison, la folie et l’expérience. Conscient de notre bonne étoile et infiniment reconnaissant des gens qui nous ont fait partager leur gentillesse ainsi que leur savoir des lieux, on se félicite aussi de s’être donner les moyens d’avoir envie de réussir, avec précaution, avoir osé sortir de notre zone de confort pour une nouvelle expédition, avoir tendu une oreille attentive à  chaque détail tout au long de cet apprentissage humain, toujours avec un respect éternel pour ces sommets qui le sont tout autant. Mon père aime dire que la montagne est bienveillante, mais qu’elle est toujours la plus forte. Et si elle a accepté de nous ouvrir ses bras, il faudra rester humble face à ces aléas.

De retour à la maison, 48heures plus tard, je vide mon sac composé à 95% de linge sale, grimaçant au point de me demander s’il n’y a pas deux ou trois affaires que je ferai presque mieux de jeter. Et puis, un sourire renaissant sur mes lèvres, je me dis que ça servira surement la prochaine fois… On venait justement de discuter, autour d’une bonne bière, du Mont Ararat qui culmine à 5137metres d’altitude et du fait qu’échouer ou réussir, c’est d’abord essayer…

Il fait bon de se sentir vivant !
 
Antoine Rogez